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Lumières sur Bagan

Sur l’immense site de Bagan, pour un peu, les touristes se feraient aussi nombreux que les temples. Une des conséquences qui en découle est que si l’on aime l’imprévu et que l’on se laisse habituellement guider par ses envies, en d’autres termes si effectuer une réservation à l’avance n’est pas dans son ADN de voyageur, alors il faut se préparer à consacrer une quantité de temps non négligeable à la chasse au lit, sans se laisser décourager par une pluie de refus. Et une fois la literie conquise, rien n’est joué. Prolongez votre séjour à l’improviste d’une nuitée et vous voila jeté hors de votre édredon qui, encore tiède de votre nuit, accueillera un nouvel arrivant mieux organisé que vous. Une fois que l’on a intégré et état de fait, aussi inéluctable que la ronde des saisons, et compris que toute bonne adresse réputée secrète et isolée par votre guide touristique est en fait aussi prisée qu’un lieu de pique-nique le dimanche, on peut laisse le charme de l’endroit opérer. D’autant qu’il sera très aisé de se perdre loin de toute agitation sur les pistes sableuses qui serpentent entre les temples.

Le site est en effet aussi immense qu’éblouissant : il s’étend sur 50 km². Berceau de la civilisation Bamar, Bagan est la première capitale de la Birmanie unifiée en 849. Les quelques 2500 temples du site offrent un panel d’influences multiples, de styles différents : indien, sri lankais, tibétain, môn, khmer, chinois… Et d’époques aussi… Originellement bâtis entre le Xème et le XIIIème siècle de nombreux temples ont souffert du passage des ans et de tremblements de terre. Plus de 8oo ont été reconstruits sans grande préoccupation archéologique par la ferveur populaire ou l’élite du régime. Le neuf côtoie l’ancien, le clinquant le patiné. Mélange des genres. Mais il faut se garder de tout jugement qui ne serait que lire une réalité différente de la notre avec nos yeux d’étrangers, à travers des codes et des valeurs qui ne sont pas les mêmes. Ainsi que l’auteure birmane Ma Thanegi l’écrit dans son livre Birmanie, voyage intérieur :

«grâce à la dévotion ardente du peuple, les temples de Bagan se dressèrent bientôt, brillants comme des sous neufs. L’attachement plus grand aux traditions qu’aux dollars des touristes est quelque chose que les étrangers ne voient pas, ou ne comprennent pas. Bien que je déplore le mortier et les briques neuves, je sais bien que différentes valeurs engendrent différentes actions. »

Quoique le lieu ne requiert aucun artifice pour éblouir, époustouflant au «naturel» si j’ose dire, c’est lorsque les jeux de lumière de l’aube et du crépuscule commencent qu’il devient à couper le souffle. Impression soleil levant…
A l’aurore la plaine et les temples sont encore embrumés de sommeil. Avec le lent retrait des étoiles la vie s’éveille. Au pied des montagnes bleutées la brume doucement s’étire, s’allonge, s’attarde et enfin s’envole. La lumière parait, timide et rasante, les ors s’allument au sommet pointus des temples et les feuillages se mettent à briller. Les contours peu à peu se révèlent et se dessinent et les nuances de vert se distinguent. Le grésillement d’une musique berce le silence puis une psalmodie sur fond de pépiements à chaque instant plus nombreux. Devant le bleu des montagnes qui peu à peu s’estompe des vols groupés d’oiseaux se devinent avant de se découper sur fond rose quand ils prennent de la hauteur. La cacophonie du jour vient remplacer celle, plus feutrée, de la nuit, les oiseaux l’emportent sur les insectes, le chant du coq sur celui des grillons. Aussi loin que porte le regard le paysage et celui de champs, de bosquets et de forêt de pointes et de cloches allongées. Certaines plus hautes se découpent sur les lueurs de l’aube et laissent entrevoir des architectures plus complexes, une dentelle de pierre, ouvragée et sculptée comme une marionnette du théâtre d’ombre. Minéral et végétal se mêlent et s’épousent en un ensemble harmonieux. Cloche du buffle et du temple, ocre des champs et des briques. Fantasmes et impressions contradictoires : on est à la fois devant un paysage magique et irréel, propice à l’éclosion de légendes enchanteresses, scène idéale pour d’envoûtantes histoires des temps lointains, et devant un décor serein et familier, spectacle d’une vie paisible qui s’écoule au pied des pyramide sacrées, geste ancien et encore répété du labour, travail conjoint de l’homme, du buffle et du soc… Temps qui passe et ne détruit pas, mais inscrit, grave, creuse, se répète et se décline en jours et saisons, temps rassurant de l’éternel retour du même… Et pourtant temps figé pour toujours dans la pierre.

Au soir même sensation devant un même processus mais à rebours, lorsque tout peu à peu s’éteint et s’unit dans une même teinte obscur, mais les pierres sont encore chaudes du soleil de plomb de la journée.

Et demain tout recommence.

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