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Trajet en bus local, retour au stade oral

Tout voyageur sait que son périple en passera par des trajets en bus locaux. Les moyens de transport font en effet partie de l’aventure au même titre que la cuisine locale ou que la tourista. Ils sont une mise en abyme, un voyage dans le voyage. Notre trajet dans le bus déglingué et surchargé entre Pakokku et Mandalay en est un bel exemple.
La découverte n’est pas tant dans le paysage assez monotone qui défile, même s’il reste exotique à des yeux étrangers. Elle est bien plutôt dans la tranche de vie qui se déroule dans le bus, dans ces quelques heures partagées avec tous les passagers agglutinés dans ce petit espace rouillé et décrépi. Là est l’animation. Je la comparerai à un retour au stade oral, à l’heure de gloire de la bouche.
C’est d’ailleurs la seule partie du corps qui reste libre – les corps sont tellement compressés, compactés, serrés, collés, immobilisés, qu’il faut bien qu’elle compense la paralysie temporaire des membres.

Une grande partie de son activité se passe au niveau de la langue et des dents et pour cause! Personne n’aurait songé à grimper dans l’épave qui tient lieu de bus sans divers en-cas, sauf peut-être le petit couple de touristes qu’il faudra du coup nourrir. La rituelle pause-repas n’y change rien, elle servira tout au plus à avaler un peu de riz et à refaire son stock de snacks en puisant dans le panier que les vendeuses portent sur la tête et qui arrive commodément au niveau de la fenêtre du bus. Quand celui-ci est en marche ma foi il faut bien s’occuper. Du coup ça grignote, suçote, mâche, mâchouille, avale, déglutit à gogo. Les cacahuètes craquent sous les dents qui broient et concassent. Et quand ça ne passe pas, un sac plastique circule de main en main et ça dégueule.

Les cordes vocales ne sont pas en reste, aussitôt la bouchée avalée elles prennent le relais et la conversation devient bruit de fond de l’épopée grinçante. Le bus ronronne de papotages, pépiements, caquetages, apostrophes. Une basse-cour s’est invitée à bord. Elle berce l’oreille de qui n’entend goutte aux potins échangés. il arrive d’ailleurs parfois que toutes ces cordes vibrent à l’unisson comme un orchestre, qu’elles s’expriment comme une seule bouche : un rire alors secoue l’ensemble des convives de ce joyeux rassemblement, un soupir de soulagement à l’approche de la pause-pipi quand le champ se colorera de longyis accroupis, un cri d’effroi quand une embardée évite l’accident.

Et voici enfin le nez et la gorge, les derniers mais non les moindres, qui viennent clore ce festival de bruits et d’onomatopées. Ce sont alors, pour qui y est peu habitué, les bruitages les moins doux ou, sans euphémisme, les plus répugnants. Entrent dans la ronde gros raclements de gorge quand il s’agit d’aller chercher bien profond, crachats épais, mouchages sans papier et gros glaviots. Il faut prendre bien garde – sur toute la durée du trajet – à ne pas mettre le bras dehors ni même s’accouder à l’absence de carreaux : les déjections tombent du toit comme des fientes de pigeons ensanglantées par le bétel.

Même quand l’heure de la sieste s’installe et que les têtes roulent sur le côté, la gorge ne reste pas au repos, même s’il est vrai qu’elle se met en sourdine; elle ronronne et ronflouille alors paisiblement.

Qu’en est-il alors du chauffeur, pauvre hère condamné à une aphonie de circonstance (il faut bien rester concentré..). Eh bien c’est une prothèse qui vient compenser son silence forcé : l’extension de sa bouche est son klaxon. Et il en use et en abuse comme pour ne pas se faire oublier. Plus de vingt coups à la minute, sans faiblir, pendant plus de cinq heures, de quoi se muscler l’index. Que se passerait-il si le klaxon devait tomber en rade? A tous les coups c’est la panne. Un pneu crevé passe encore mais un klaxon muet! Soyons sérieux.

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