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« Au fond des forêts du Siam, j’ai vu l’étoile du soir se lever sur les grandes ruines d’Angkor. »

Henri Mouhot, Journal

Voilà la phrase qui a fait rêver Pierre Loti minot dans son musée d’enfant et lui fit se promettre qu’il se rendrait à son tour en ce lieu. Quelques décennies plus tard ce fut chose faite et il naquit de cette rencontre un texte magnifique. Voilà donc quelques morceaux choisis des journaux de Mouhot et Loti qui content leur découverte du site d’Angkor, respectivement en 1859 et 1901.

D’Angkor Vat

« Ce temple est l’un des lieux du monde où les hommes ont entassé le plus de pierres, accumulé le plus de sculptures, d’ornements, de rinceaux, de fleurs et de visages. Ce n’est pas simple comme les belles lignes de Thèbes ou de Boalbek. C’est déroutant de complication aussi bien que d’énormité. Des monstres gardent tous les perrons, toutes les entrées; les divines Apsâras, en groupes répétés indéfiniment, se montrent partout en lianes retombantes. Et, à première vue, rien ne se démêle ; on ne perçoit que désordre et profusion dans cette colline de blocs ciselés, au faîte de laquelle ont jailli les grandes tours. Mais, dès qu’on l’observe un peu, une symétrie parfaite s’affirme au contraire du haut en bas ».

Pierre Loti, Journal, 1901

« Lorsqu’au soleil couchant mon ami et moi nous parcourions lentement la superbe chaussée qui joint la colonnade au temple, ou qu’assis en face du superbe monument principal, nous considérions, sans nous lasser jamais ni de les voir ni d’en parler, ces glorieux restes d’une nation éclairée qui n’est plus, nous éprouvions au plus haut degré cette sorte de vénération, de saint respect que l’on ressent auprès des hommes de grand génie ou en présence de leurs créations ».

Henri Mouhot, Journal 1859

D’Angkor Thom

« Il semble que, sous le bouddhisme, la ville d’Angkor connut l’apogée de sa gloire. Mais l’histoire de son rapide déclin n’a pas été écrite, et la forêt envahissante en garde le secret. Le petit Cambodge actuel, conservateur de rites compliqués au sens perdu, est un dernier débris de ce vaste empire des khmers qui, depuis plus de cinq cents ans, a fini de s’éteindre sous le silence des arbres et des mousses.

[…] Au-delà de cette porte [de la Victoire], nous pénétrons dans ce qui fut la ville immense. Il faut le savoir, car, à l’intérieur des murailles, la forêt se prolonge, aussi ombreuse, aussi serrée, éployant aussi haut ses ramures séculaires.

[…] Cependant, de méconnaissables débris d’architecture apparaissent un peu partout, mêlés aux fougères, aux cycas, aux orchidées, à toute cette flore de pénombre éternelle qui s’étale ici sous la voûte des grands arbres. Quantités d’idoles bouddhiques, petites, moyennes ou géantes, assises sur des trônes, sourient au néant ; on les avait taillées dans la pierre dure et elles sont restées, chacune à sa même place, après l’écroulement des temples qui devaient être en bois sculpté […]. Voici où furent des palais, voici où vécurent des rois prodigieusement fastueux, de qui l’on ne sait plus rien, qui ont passé à l’oubli sans laisser même un nom gravé dans une pierre ou dans une mémoire. Ce sont des constructions humaines, ces hautes rochers qui, maintenant, font corps avec la forêt et que des milliers de racines enveloppent, étreignent comme des pieuvres. Car il y a un entêtement de destruction même chez les plantes. Le prince de la mort que les Brahmes appellent Shiva, celui qui a suscité à chaque bête l’ennemi spécial qui la mange, à chaque créature ses microbes rongeurs, semble avoir prévu, depuis la nuit des orignes, que les hommes tenteraient de se prolonger un peu en construisant des choses durables ; alors, pour anéantir leur œuvre, il a imaginé, entre mille autres agents destructeurs, les pariétaires, et surtout ce « figuier des ruines » auquel rien ne résiste. C’est le « figuier des ruines » qui règne aujourd’hui en maître à Angkor. Au-dessus des palais, au-dessus des temples qu’il a patiemment désagrégés, partout il déploie en triomphe son pâle branchage lisse, aux mouchetures de serpent, et son large dôme de feuilles. Il n’était d’abord qu’une petite graine, semée par le vent sur une frise ou au sommet d’une tour. Mais, dès qu’il a pu germer, ses racines, comme des filaments ténus, se sont insinuées entre les pierres pour descendre, descendre, guidées par un instinct sûr, vers le sol, et, quand enfin elles se sont gonflées de suc nourricier, jusqu’à devenir énormes, disjoignant, déséquilibrant tout, ouvrant du haut en bas les épaisses murailles ; alors, sans recours, l’édifice a été perdu. »

Pierre Loti, Journal, 1901

De la naissance de Apsâras

« Jadis, à l’âge appelé Kuta, vivaient les fils de Kyacyapa, qui étaient d’une force et d’une beauté surhumaines. Deux sœurs leur avaient donné le jour, Diti et Aditi. Mais les fils d’Aditi étaient dieux, tandis que les fils de Diti étaient démons. Un jour qu’ils s’étaient réunis en conseil pour chercher un moyen de se soustraire à la vieillesse et à la mort, ils décidèrent de cueillir toutes ces plantes des bois que l’on nomme des simples, de les jeter dans la mer de lait, et ensuite de baratter la mer : il en résulterait un magique breuvage qui vaincrait la mort et les rendrait à jamais vigoureux et beaux. Ils firent donc une baratte avec une montagne, une corde avec le grand serpent sacré Vasouki, et se mirent à baratter sans trêve. Bientôt, des eaux remuées, sortirent les Apsâras, danseuses et courtisanes célestes qui étaient d’une incomparable beauté. Elles devinrent les femmes des demi-dieux Gandharwas et donnèrent naissance à la race des singes. Ensuite, sortit en personne me belle Varouni, fille de l’Océan, que les fils d’Aditi prirent pour épouse. Enfin, à la surface de la mer, on vit se former le breuvage merveilleux qui devait triompher de la mort. Mais, pour le posséder, une guerre d’extermination commença entre les fils de Diti et d’Aditi. Et les fils d’Aditi furent les vainqueurs ».

Tel est le thème résumé du Ramayana, cette légende ancestrale venue jusqu’à nous grâce au pieu Valmiki, saint ermite de la montagne qui a pris soin, dans la nuit des temps, de la transcrire et de la fixer en un poème de vingt-cinq mille distiques. Le barattement de la mer occupe à lui seul un panneau de plus de cinquante mètres de long [à Angkor Vat]. Viennent ensuite les batailles des démons et des dieux, ou celles des singes contre les mauvais esprits de l’île de Ceylan qui avaient enlevé à Rama la belle Sita son épouse ».

Loti, Journal, 1901

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