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Épopée ferroviaire

Parmi les nombreux moyens de transport qui s’offrent aux voyageurs le train est l’un des plus divertissants. On sait d’avance qu’il arrivera des imprévus. Certes ceux qui connaissent ma longue histoire d’amour contrarié avec le chemin de fer peuvent penser que c’est justement parce que je suis dans le train que la poisse viendra immanquablement s’inviter dans la partie. J’ai en effet toujours eu un effet désastreux sur les horaires et les locomotives. Qu’ils sachent que je me suis renseignée et que tous les autres voyageurs ayant pris le train que nous avons rencontrés nous ont tenu un discours émaillé de «douze heures de retard au départ», «on a mis trente heures au lieu de seize» et «le train a déraillé» sans que j’y sois pour quelque chose.

Pour nous, sur le trajet Mandalay-Hsipaw, l’imprévu a pris la forme d’un arrêt définitif dans une petite gare d’où il a fallu nous transférer en 4X4 dans une autre petite gare où nous avons patiemment attendu un nouveau train sans que l’on ait vraiment compris pourquoi. Qu’importe. Ce fut un voyage merveilleux au cœur de la campagne birmane que la lenteur du train permet de déguster. Un paysage de collines, de bosquets, de bananiers, d’arbres touffus ou squelettiques, esseulés ou enserrés de lianes dans une étreinte étouffante. Le jaune ou le vert clair des champs et des rizières viennent trancher sur le vert fade et poussiéreux de la végétation qui borde les pistes, formant un carrelage coloré au pied des palmiers. Les fleurs sont jaunes ou bleues et les feuilles rouges des flamboyants écarlates. Dans certaines rizières où la récolte a eu lieu les tiges sèches sont amoncelées en forme de hutte. Les plumeaux des cannes à sucre sont comme des centaines de plumes fichées dans le sol. De temps à autre paraît un village aux maisons de bambou ou de briques sous des toits de palmes ou de tôle ondulée. Parfois c’est la pointe dorée d’une pagode qui surgit. Les buffles croisés, comme tous les cornus du monde, regardent en mâchouillant passer le train.
L’air est moins étouffant qu’en ville. Les passagers myanmars ont des pulls à col roulé, des vestes épaisses, des doudounes. Ils appellent froid ce qu’en habitant de la zone tempérée on nommerait frais. Quelques degrés suffisent à faire la différence et à marquer les saisons.

Dans le wagon nous sommes tenus éveillés par les roulis et les cahots : ça tangue dans un bruit de mécanique d’un autre âge. Les heurts nous font parfois bondir hors de nos sièges, d’autres fois ils nous font osciller fortement de gauche à droite comme sur une mer agitée. A chaque instant ça crisse, ça freine dans des hurlements de ferraille ou ça accélère poussivement.
A chaque arrêt en gare des cohortes de vendeurs passent sous les fenêtres, leurs paniers sur la tête, ou engagent la discussion avec les passagers. Échanges de friandises, de boissons ou de cigarettes. Sur un terrain de chinlon, des enfants s’entraînent. Ils sont à l’âge où la balle de rotin se passe plus souvent avec la tête qu’avec le pied, où le hasard vient encore souvent remplacer l’adresse.

Le voyage est indéniablement interactif. Les tiges des fourrés fouettent les wagons, emplissant les compartiments d’un vol de graminées. La train fait ici office d’abeille. Ou de tondeuse. Parfois une fleur arrachée vient se poser sur nos genoux ou un des insectes qui ne cessent d’effectuer des va-et-vient entre le wagon et l’extérieur. Les courbes du paysages sont épousées par les sièges qui s’inclinent ou tressautent. Au passage à proximité d’un plan d’eau où des enfants se baignent c’est une pluie de gouttelettes que l’on nous envoie et que nous recevons sur le visage. Les rayons du soleil chauffent la peau. De temps à autres les sons des villages et des klaxons nous parviennent. Tout cela nous donne l’illusion de faire bien plus que simplement traverser des paysages…

Le point culminant du voyage est sans conteste le viaduc de Gokteik. Ce dernier enjambe un ravin sur 700 mètres à près de 100 mètres de haut. En se penchant par les portes du train que personne n’a songé à fermer on est pris de vertige et l’on peut se délecter de la vue de la gorge et du fin ruban d’argent qui se dessine en contrebas. D’autant que le train, qui a considérablement ralentit pour économiser les forces de l’ouvrage âgé de plus d’un siècle, permet de savourer la traversée.

Vers seize heures trente la lumière est devenue vieille dame, lumière du soir. Des odeurs de fumée flottent dans l’air. Est-ce de la fumée ou le brouillard qui absorbe lentement la végétation, laissant les faîtes des arbres jouer les vigies, et qui danse chaque fois qu’il ou elle rencontre un rayon de soleil déclinant ? Un petit garçon grimpe à l’envers sur le dos d’un buffle pour s’amuser. Un paysan amarre des sacs à son motoculteur, carriole tractée par un moteur à ciel ouvert. Des femmes à chapeaux pointus assises sur leurs talons bavardent.
Quand un bosquet ou un relief vient soustraire au train la lumière du soleil, la fraîcheur se fait sentir. Puis c’est la nuit qui tombe. Et voilà les lumières de Hsipaw.

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